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Épisode 3 : DES MALADES DE L’ÉCRITURE

Pour retrouver les épisodes  1 & 2 c’est ici et ici

© Christopher Poulain

ÉTAPES

Marc, vous quittez Première très vite, à peine un peu plus de deux ans après le lancement. Pourquoi ?

Marc Esposito. Depuis le numéro 1, les ventes étaient insuffisantes pour financer un magazine qui, à cause de la couleur, des fiches et du poster, coûtait cher à fabriquer. Le numéro 1 avait été lancé à 6 francs, mais comme il n’avait pas bien marché, le prix du numéro 2 était passé à 5 francs. Ce n’était pas un bon signe ! Mais on en vendait quand même 60 – 70 000 tous les mois, c’était financièrement insuffisant mais encourageant, et trop haut pour mettre la clé sous la porte… En 78, alors que j’en suis rédacteur en chef, Première est vendu aux éditons Bayard Presse, groupe de presse catholique qui marchait très bien à l’époque (La Croix, Le Pèlerin, Pomme d’Api). C’est donc dans ce contexte qu’un jour je suis convoqué par le PDG de Bayard, qui me demande, pour booster les ventes de Première, d’y mettre des photos d’actrices plus sexy, plus  »charme ». C’était une demande pour le moins surprenante de la part du boss d’un groupe catho ! J’ai refusé en disant que je ne me sentais pas du tout de demander ça à des actrices, et j’ai démissionné en faisant jouer la clause de conscience (un journaliste peut démissionner, et percevoir ses indemnités, si sa nouvelle situation lui semble contraire à sa conscience). C’était en mars-avril 1979, juste avant le Festival de Cannes…

Jean-Pierre, où étiez-vous à l’époque ?

Jean-Pierre Lavoignat. J’étais revenu du Canada au début de l’année 1979 et j’avais tout de suite réintégré l’AFP.

ME. Après Cannes 1979, je me sépare de mon épouse, et je vais habiter chez Jean-Pierre. Je n’avais pas un rond, puisque comme démissionnaire je n’avais pas droit au chômage, mais Jean-Pierre m’a beaucoup aidé, avec la foi du mec qui se dit que je vais bien gagner de l’argent un jour ! On habitait dans son studio aux Buttes-Chaumont. Grâce au fait qu’à l’AFP il travaillait souvent de nuit, on pouvait ne pas dormir systématiquement ensemble car il n’avait qu’un lit !

JPL. Faut pas exagérer quand même ! Ah ah ah ! On avait dédoublé le lit : il y avait le sommier d’un côté et le matelas de l’autre, du coup, on ne pouvait plus bouger dans la pièce ! A l’époque, les colocs, ça ne se faisait pas beaucoup.

ME. Ce n’était pas une coloc, puisque je ne payais pas de loyer, j’étais chez toi ! Nous croisons un jour François Forestier, alors critique à L’Express, aujourd’hui à l‘Obs, qui nous dit qu’un appart se libère en dessous de chez lui boulevard Haussmann, en face de la rue de Berri. L’appart est sombre, mais top : une chambre chacun, un grand salon, une belle salle à manger, le grand luxe ! Je ne pouvais pas payer ma moitié de loyer, mais Jean-Pierre a dit ok. Là, on a eu un coup de bol dingue : ça ne fait même pas une semaine qu’on est installés dans ce nouvel appart que Première m’appelle et me propose le poste de rédacteur en chef ! Quelques mois après mon départ, Bayard avait vendu Première à Hachette. Et Hachette avait installé le journal… rue de Berri, à même pas 200 mètres de notre appart !

« Ce tournage à New York est une étape importante dans ma relation avec Depardieu. »

Jean-Pierre, vous étiez toujours pigiste à Première ?

JPL. Non. Quand Marc a quitté Première, j’ai arrêté d’y collaborer. Quand j’étais au Québec, où j’étais resté 18 mois comme coopérant – j’avais préféré ça aux 12 mois de service militaire – j’avais fait là-bas quelques piges sur des films américains pas encore sortis en France, mais pas beaucoup plus. C’est pendant cette période, en 1977, que j’ai fait mon premier voyage à New York pour rejoindre Marc, qui était en reportage pour Première sur le tournage de Rêve de Singe, de Ferreri, avec Depardieu. On traînait le soir dans la ville, c’était génial. On y a découvert l’un des premiers groupes punk, grâce à la photographe Dominique Issermann, que Marc avait engagée pour couvrir le tournage. La chanteuse en short, boots et une espèce de gilet en jean sans manche et couvert d’épingles à nourrice, jetait des canettes sur le public depuis la scène. Nous, on rigolait ! On n’aurait pas parié que cela allait devenir un phénomène. On est aussi allés un soir au mythique Club 54. Mastroianni, qui était le partenaire de Depardieu dans Rêve de singe, avait râlé parce qu’on ne l’avait pas laissé y entrer !

ME. Ce tournage à New York est une étape importante dans ma relation avec Depardieu. On s’était déjà croisés sur des tournages, je l’avais interviewé, mais ce n’était pas du tout un pote. Là, on était dans le même hôtel, un soir il m’a appelé pour qu’on aille boire un coup ensemble. C’était la première fois. J’ai découvert un être humain enthousiasmant. Par la suite on a été de plus en plus proches, pendant plus de dix ans.

Vous avez contribué à faire aimer Depardieu à vos lecteurs…

 ME. J’espère. C’était un objectif très assumé : je voulais faire aimer ce mec-là, parce qu’il était extrêmement aimable. J’ai eu vraiment une chance inouïe d’être proche de lui, d’avoir eu sa confiance, ses confidences… Je me souviens, un soir, pendant un festival de Cannes, il était dans le salon de notre villa à Cannes, on était tous autour de lui, il parlait, il nous racontait sa vie, ses films, ses rencontres, il nous faisait marrer, il était bien avec nous, je trouvais tout ce qu’il racontait passionnant, ça avait duré jusque tard dans la nuit, et plusieurs membres de l’équipe étaient partis se coucher à partir d’une ou deux heures du matin, sous prétexte qu’ils avaient une projection à 8 h 30. Le lendemain, j’avais engueulé les couche-tôt :  »Vous avez Depardieu qui est là, vous avez la chance de passer une nuit avec l’un de personnages les plus extraordinaires de l’histoire du cinéma, et de votre époque, il vous raconte sa vie, et vous, vous allez vous coucher pour ne pas rater un film que tout le monde aura oublié dans deux jours ?! » J’étais d’autant plus furieux que j’étais sûr qu’à chaque fois que l’un d’entre eux s’était levé pour aller dormir, il avait été blessé.

JPL. Une autre année, il est carrément venu habiter dans notre villa, avec Elisabeth, pendant tout le Festival.

 ME Oui, c’était en 84, il était dans deux films au programme : Fort Saganne, qui faisait l’ouverture de la sélection officielle, et Tartuffe, le premier film qu’il avait réalisé, à Un certain regard. Il était invité à plein de dîners mondains auxquels je n’étais jamais invité parce que journaliste, et il n’acceptait les invitations que si je pouvais l’accompagner ! C’est la seule fois où j’ai fréquenté le gratin du cinéma français. Je crois que ma présence à ces dîners le rassurait, parce qu’avec moi, il était sûr qu’il y aurait au moins une personne à la table qui l’aimait vraiment. Et aussi, peut-être, parce que ma présence le protégeait de ses excès. Non pas parce que j’allais lui dire :  »Eh Gégé tu as assez bu maintenant ! » Je ne lui ai jamais dit ça, et je ne l’ai jamais appelé Gégé ! Mais parce que, quand j’étais là, il buvait comme moi, c’est à dire pas trop, et du coup, il était irrésistible. Il tutoyait tout le monde, toute la tablée était fascinée et étonnamment, surtout les femmes. Il était très différent de son image publique, et de ses rôles dans les films, elles découvraient un mec drôle, tendre, brillant, incroyablement original, très éloigné du mec brut de décoffrage qu’elles imaginaient. J’ai vraiment vécu des moments formidables avec lui.

JPL. Tu en racontes de magnifiques et de bouleversants dans ton livre… Moi, un de mes plus beaux souvenirs avec lui, c’est lorsque, à la sortie de Jean de Florette, en 86, on a décidé de faire la couverture avec lui. Et d’organiser une séance photos sur les lieux mêmes du tournage, dans le Midi, dans les environs d’Aubagne. Je ne sais plus pourquoi ni Marc, ni Martine Moriconi, ni Luc Roux, qui avaient couvert le tournage, n’étaient là. Du coup, c’est moi qui m’en suis chargé avec Bertrand Laforêt pour les photos. C’était en plein mois d’août, tous les hôtels étaient complets. Pour Depardieu, comme c’était lui, on arrive à trouver quand même une chambre dans un très bel hôtel où il avait habité pendant le tournage. Et pour nous, une chambre dans un petit village à dix ou vingt kilomètres de là. Après la séance photos, on dîne ensemble sous les grands arbres, et on commence l’interview. Il était incroyable, passait dans la même phrase de Jean de Florette qui allait sortir aux Fugitifs qu’il était en train de tourner avec Francis Veber, tout en évoquant Sous le soleil de Satan, de Pialat, dont le tournage allait débuter quelques semaines après, et Camille Claudel dont Bruno Nuytten venait tout juste de lui parler. Depardieu au top ! Brillant, lucide, fraternel, généreux, doux, passionné, curieux, assoiffé de rencontres plus que de performances. Il y a longtemps que la nuit était bien noire et qu’il ne restait plus que nous sur la terrasse de l’hôtel lorsqu’on s’est dit qu’il était peut-être temps d’arrêter. J’avais de la matière pour écrire un livre ! On a d’ailleurs dû faire une dizaine de pages de texte pur dans le journal, sans compter les photos ! Il a alors insisté pour que je ne reparte pas dans mon hôtel mais que je reste dormir dans sa chambre. J’ai essayé de refuser, trouvant que c’était très intime de partager sa chambre. Mais comment lui résister ? Je me souviens quand même d’un petit moment non pas de gêne mais de flottement, presque un truc d’adolescent du genre « Qui va le premier à la salle de bains ?  » Ah ah ah ! La chambre n’était pas très grande, il y avait deux lits jumeaux assez proches. Il a laissé la fenêtre et les volets ouverts. Du lit, on voyait la lune et la silhouette d’un grand cyprès. Il a éteint la lumière et là, il a continué à parler longtemps avec cette voix douce qui est aussi unique et irrésistible que ses saillies rabelaisiennes. Il a parlé du journal, de la passion qu’il y voyait, de son amitié avec Marc, et aussi avec beaucoup de tendresse et de justesse de Luc, et de son talent de photographe. C’était un moment magique…

« (Depardieu) était un homme exceptionnel, au premier sens du mot :  »qui fait exception » »

ME. Ah mais c’était un homme exceptionnel, au premier sens du mot :  »qui fait exception ». Ça fait 27 ans que je ne l’ai pas vu, donc je ne connais pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais dans ces années 80, c’était un être humain incroyablement séduisant et attachant. C’est l’homme le plus aimant que j’aie jamais rencontré. Et pas seulement avec moi, hein. Je suis sûr que Blier, Veber ou Pialat diraient, ou auraient dit la même chose. Quand ce mec t’aimait, tu te sentais vraiment très aimé. Avec moi, il a été pendant dix ans incroyablement affectueux, délicat, attentionné. Il est incontestablement, et de très loin, la figure la plus marquante de mon parcours de journaliste, de 76 à 93.

Vous avez été ami avec Patrick Dewaere, aussi…

ME. Non, pas ami, copain… Il est mort quand on était en train de devenir amis… De 77 à 82, j’étais plus proche de lui que de Depardieu. Avec Dewaere j’ai tout de suite eu des rapports persos chaleureux, ça a été plus lent avec Depardieu… J’allais sur tous les tournages de Dewaere, il venait chez moi, j’allais chez lui, on discutait beaucoup, on fumait des pètes ensemble… Contrairement à Depardieu, qui est une personnalité extravagante, hors du commun, Dewaere était un mec  »normal. » Complexe, certes, mais d’un abord facile, pas du tout intimidant. Il était très drôle, on rigolait beaucoup, je l’ai très peu vu sombre. Mais, par exemple, je n’ai jamais été intime avec lui au point qu’il me parle de son usage des drogues dures, ou que j’ose lui poser une question sur ce sujet.

JPL. Là encore, tout ce que tu racontes et écris sur lui dans ton livre est bouleversant…

Jean-Pierre, quand Marc revient à Première, vous y revenez aussi …

JPL. Oui, dès qu’il réintègre le journal, il me propose à nouveau d’y faire des piges. Et puis, très vite, il me tanne pour que je quitte l’AFP pour le rejoindre.

ME. J’avais besoin d’un adjoint et comme les ventes montaient doucement, j’avais pu convaincre mes boss d’en embaucher un.

JPL. J’hésite un peu en disant  »Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’écrire sur le cinéma toute ma vie » !! Ah ah ah ! La grande qualité de Marc, c’est d’anticiper le destin, de pousser les gens qu’il aime, ou auxquels il croit, dans la voie qui leur convient, comme s’il le savait avant eux ! C’est ce qu’il a fait pour moi, mais aussi pour Benoît Barbier, responsable du service photo, dont il fera le photographe emblématique de Première, et plus tard aussi pour Michel Rebichon, pour Christophe d’Yvoire, pour Luc Roux, pour Denis Parent, pour Catherine Wimphen, pour Jean-Luc Levesque (dont il s’est inspiré pour Mon pote), pour plein d’autres, et même pour… Michèle Halberstadt  qui deviendra notre meilleure ennemie ! Ah ah ah ! Pour ne parler que des journalistes et des photographes – mais c’était vrai aussi pour les autres postes : maquettistes, secrétaires de rédaction, assistantes… Ce qui a fait qu’au fil des ans, s’est composée une équipe de gens passionnés qui prenaient du plaisir à faire ce qu’ils faisaient. Et qui, du coup, le faisaient bien. Je n’ai pas résisté très longtemps à son harcèlement, d’autant que c’était mille fois plus excitant de participer à l’aventure de Première avec une bande de potes de mon âge que d’écrire des dépêches entouré de vieux briscards. J’ai donc rejoint le journal comme rédacteur en chef adjoint en janvier 1982, la veille de mes 30 ans, et deux ans après son retour.

« Au fil des ans, s’est composée une équipe de gens passionnés qui prenaient du plaisir à faire ce qu’ils faisaient. Et qui, du coup, le faisaient bien. »

TRAVAIL / VIE DU JOURNAL

Quel était votre mode de fonctionnement l’un par rapport à l’autre ?

ME. Moi, j’avais une expérience dans la fabrication du journal, alors que Jean-Pierre, à l’AFP comme à Première jusque là, était surtout un mec qui écrit, et qui écrit bien. Là, il devait aussi se mettre à fabriquer un magazine. On avait des bureaux séparés, non ?

JPL. Non, pas au début. Comme on partageait le même appart, on en parlait tout le temps. Cela ne faisait pas partie de notre vie, c’était notre vie ! Nos rapports étaient forcément particuliers. Il était le chef, c’est sûr, mais on était amis, il y avait donc une confiance, une complicité totales. Sans doute, aussi, était-on très complémentaires. Peut-être aussi que le fait que tu aimes les filles – et comment ! ah ah ah ! – et moi les garçons, nous a évité quelques fâcheries, quelques rivalités…

ME. C’est sûr et certain !

JPL. Ce qui n’empêchait pas qu’on s’engueule…

ME. Pas beaucoup ! J’ai dû engueuler beaucoup de gens de la rédaction, mais Jean-Pierre, pas beaucoup ! Le seul conflit fort – plus tard, à l’époque de Studio – a provoqué mon envie de partir définitivement : il a eu lieu en mai 1991, et j’ai démissionné en mars 1993. Ce conflit est donc arrivé après plus de quinze ans sans dispute, ni sur le plan professionnel, ni sur le plan privé. On a vécu et travaillé ensemble jusque fin 84, pendant plus de cinq ans. Après l’appartement du boulevard Haussmann, on était en effet allés vivre dans une maison à Puteaux pendant deux ans avec ma compagne, Martine Moriconi, et notre fille Adèle, et le compagnon de Jean-Pierre, Luc Roux, qui travaillaient aussi au journal, ce qui fait que tout était intimement mêlé. Cette entente tient surtout à Jean-Pierre, car je m’engueule et je me fâche avec beaucoup de gens ! Jean-Pierre, lui, n’aime tellement pas les conflits qu’en fait, avec lui, il n’y en a pas. C’est quelqu’un qui apaise les relations. Résultat : ça fait 45 ans qu’on est amis, ce n’est pas très courant.

JPL. Surtout, après avoir habité et travaillé si longtemps ensemble…

ME. Toutes les idées qu’on a eues, Studio en particulier, sont nées pendant toutes ces nuits à discuter assis par terre dans notre salon en fumant des pètes. Quand on vit avec les gens avec qui on travaille, c’est difficile de ne pas parler boulot tout le temps. Surtout quand ce boulot est une passion. Ce n’est pas comme si on faisait des yaourts ! Le cinéma, c’est sans fin. Non seulement on discutait des films, des acteurs ou des réalisateurs, mais on discutait du contenu du journal. C’était passionnant. Parce qu’on progressait sans cesse, et le journal avec nous. Dans les années 85-86, Première est bien mieux qu’au début des années 80. L’équipe est plus solide, les couvertures sont plus belles, les articles sont plus longs, plus fouillés, les sommaires sont de plus en plus riches… Et grâce à ce job, on menait une vie géniale ! Entre 1980 et 1993, si des journalistes avaient suivi notre vie, ils n’en seraient pas revenus ! Quand on aime le cinéma comme on l’aimait, les voyages qu’on a faits, les gens qu’on a rencontrés, les fêtes, les Festivals de Cannes, c’était une vie dingue… Ce n’est pas pour rien si je ne me souviens plus des détails de certains conflits, ou des embrouilles avec Filipacchi quand on s’est fait lourder de Première… Ce que je retiens de ces années-là, c’est que je me suis éclaté !

JPL. Nous nous sommes éclatés !

Marc Esposito interviewe François Truffaut

Pour les interviews, vous les faisiez ensemble ?

ME. Au début, beaucoup, puis de moins en moins, on n’avait plus le temps. On se les partageait. Comme je n’étais pas sûr de mon anglais, je n’en faisais aucune d’acteur ou de réalisateur américains. Elles étaient réservées à Henry Béhar, puis à Jean-Paul Chaillet et Michèle Halberstadt… Et Jean-Pierre en faisait aussi quelques unes… Lui et moi, on fabriquait le journal. C’est ce qui nous prenait le plus de temps. Si on avait dû diviser mon temps de travail, mes 80 heures par semaine, le temps de voir les films et le temps d’écriture étaient dérisoires par rapport au temps que je passais à la rédaction, à faire des choix de photos ou de titres, à changer l’ordre des pages, à déterminer la place des pages de pub, j’adorais chaque partie du job.

JPL. Ce qui nous compliquait la vie, c’était d’écrire, en plus de tout le reste. Il fallait bien trouver le temps : le week-end, la nuit, le matin tôt… Mais c’est là aussi qu’était le vrai plaisir.

ME. Les gens qui occupent nos postes aujourd’hui écrivent beaucoup moins que nous.

JPL. Quand Marc est parti de Studio, en 93, et que je me suis retrouvé seul à la tête de la rédaction, j’aurais pu ne plus écrire du tout et me consacrer uniquement à diriger le journal, avec toutes les réunions que ça implique (budget, marketing, pub, etc) et à le fabriquer, mais il était impensable pour moi d’abandonner l’écriture. Le reste n’avait de sens que parce que j’écrivais, que parce que je pouvais aller sur des tournages, rencontrer acteurs et metteurs en scène, faire des interviews…

ME. On est des malades de l’écriture. J’aurais aimé être capable de ne pas écrire parce que j’adorais la partie fabrication du journal. Même à Première, on a très vite eu exactement la même liberté qu’on a eue par la suite à Studio, avec les moyens qui vont avec : on avait une pièce dédiée aux projections de diapos, avec des fauteuils confortables, quand un photographe revenait de reportage, il triait ses photos, on passait l’après-midi dans notre salle de projo, on invitait des potes, on buvait des coups, mais on bossait, on regardait 300 photos pour en choisir 8 ! De 1982 à 1993, on a eu douze années de liberté, d’éclate totales.

Propos recueillis par Sylvain  Lefort  & Fred  Teper

Commander Mémoires d’un enfant du cinéma de Marc Esposito (Editions Robert Laffont) ici

Commander Gérard Oury – Mon père L’as des as de Jean-Pierre Lavoignat & Danièle Thompson ici

A suivre…

 

Épisode 2 : GÉNÉRATION VALSEUSES

© Christopher Poulain

Pour retrouver l’épisode 1 c’est ici

Le n°1 de Première est sorti en novembre 1976, soit six mois après votre arrivée à Onze. C’est allé très vite. Comment s’est préparé ce premier numéro de Première ?

Marc Esposito. On ne pouvait pas faire plus vite, ça doit être un record dans la presse française ! Ils ont pris la décision de faire Première en septembre, on a bouclé le 1er numéro en octobre, et il est sorti en novembre ! De la décision à la sortie dans les kiosques, il s’est écoulé moins de trois mois ! Frimbois hésitait entre Catherine Deneuve et Sylvia Kristel pour la couv du n°1. Moi j’étais à fond pour Deneuve, mais Frimbois a fait un sondage auprès des filles qui travaillaient dans le groupe, et les filles ont choisi Sylvia Kristel ! Je m’étais battu tant que je pouvais contre cette option, mais j’avais 24 ans, je débutais, mon avis ne pouvait pas être prépondérant… Je passais mes journées scotché à Frimbois, qui était heureux d’avoir près de lui un fan de cinéma comme moi, qui bossait douze heures par jour et saccageait sa vie privée sans vergogne ! Je ne voulais rien rater. Comme Frimbois était très partageur, n’écrivait pas beaucoup, préférait choisir les photos, chercher des titres ou des idées, il était heureux de pouvoir compter sur moi, j’étais là tout le temps, et ce job me passionnait. J’aimais beaucoup Frimbois, il m’a quasiment tout appris, c’est avec lui que je suis devenu addict à ce boulot : faire un journal… Quand, pour le numéro 1, on a reçu les photos de 1900 de Bertolucci avec De Niro et Depardieu, on a passé toute la nuit à les choisir. Il y en avait énormément. On était éblouis ! Le simple fait d’avoir devant nos yeux toutes ces photos de cinéma était un événement.

Jean-Pierre Lavoignat. C’est moi qui ai fait les légendes de cette galerie photos de 1900. Je n’étais pas peu fier ! Mon premier papier dans Première ! Il faut rappeler que la TV ne parlait quasiment pas de cinéma, ni la presse quotidienne, ou en tout cas pas des films en train de se faire. Et il n’y avait pas Internet ! C’était une véritable découverte pour nous que d’avoir accès soudain à tout ce matériel, et c’était excitant de le partager. 

PAYSAGE PRESSE CINÉMA

« La TV ne parlait quasiment pas de cinéma, ni la presse quotidienne, (…). Et il n’y avait pas Internet ! »

Qu’est-ce qui différenciait Première du reste des journaux cinéma ? Qu’est-ce qui faisait la spécificité de Première par rapport à la presse de l’époque ?

JPL. C’est un type de journal qui n’existait pas. Avant, il y avait d’un côté les revues cinéphiles comme Les Cahiers, Positif, Ecran, Cinéma 76, puis 77, 78, etc, Cinématographe, ou des magazines très spécialisés comme L’Écran Fantastique, et de l’autre Ciné-Revue, un hebdo vieillot, très starlettes, sans critiques…

ME. Ciné Revue, c’était archi ringard ! Je ne l’achetais jamais, alors que j’étais très cinéphile. Quand Première est né, j’étais allé demander dans un kiosque à journaux si Ciné-Revue existait encore ! Les Cahiers, Positif, Cinéma 76 ou Ecran, il m’arrivait d’en lire certains numéros, mais je ne me reconnaissais dans aucun. Dans les grands médias généralistes, le cinéma était quasiment absent. Dans L’Express ou Le Nouvel Obs, il n’y avait que des critiques, les papiers sur les réalisateurs ou les acteurs étaient rarissimes. Première est arrivé dans un quasi désert d’infos. Du coup, on a tout de suite eu une grande importance, car on était les seuls sur notre créneau. Avant nous, quelqu’un comme Claude Brasseur n’avait jamais eu plus de huit lignes dans un journal.

« Nous, on était un journal d’infos sur le cinéma, sur tout le cinéma, on était des journalistes de cinéma, pas des critiques de cinéma »

En quoi Première a-t-il dépoussiéré la presse cinéma ?

ME. Nous n’avons pas  »dépoussiéré » la presse cinéma, nous, Frimbois surtout, avons inventé une nouvelle presse cinéma. Première ne dépoussière rien, Première a été conçu comme si Les Cahiers ou Positif n’avaient jamais existé, aucun d’entre nous ne lisait régulièrement ces revues. A la naissance de Première, c’étaient des revues quasiment sans photos, remplies surtout de critiques et d’analyses de films, plus quelques interviews ou papiers de fond sur des réalisateurs, et qui, toutes, défendaient un cinéma d’auteur très précis. Nous, on était un journal d’infos sur le cinéma, sur tout le cinéma, on était des journalistes de cinéma, pas des critiques de cinéma, et on mettait les acteurs, et non les réalisateurs, au premier plan de nos centres d’intérêt. Aimer d’abord les acteurs, et les actrices, c’est une démarche sentimentale, alors qu’aimer d’abord les réalisateurs, c’est une démarche intellectuelle. Or cette démarche sentimentale est partagée par une très grande partie non seulement du public, mais aussi des cinéphiles. Il y a beaucoup plus de cinéphiles qui vont voir un film juste parce qu’il est joué par Scarlett Johansson que juste parce qu’il est réalisé par Lars von Trier !

JPL. Avant Première, il n’y avait rien entre Les Cahiers et Ciné-revue. En tout cas, rien qui s’adresse au grand public, aux passionnés de cinéma qui n’étaient ni théoriciens, ni intellos, ni geeks (on ne disait pas ça à l’époque !), ni amateurs de starlettes…

Il y avait juste quelques émissions à la télé, avec Pierre Tchernia, et Michel Drucker aussi…

ME. Oui. Et c’est pour cela que Drucker faisait une interview dans les premiers Première, on comptait sur lui pour nous faire connaître, il présentait chaque nouveau numéro dans ses émissions. J’allais aux rendez-vous avec lui, il posait les questions, et après c’est moi qui écrivais. J’ai été pendant quelques mois le nègre de Drucker ! Il n’est pas resté longtemps, juste un an…

GÉNÉRATION VALSEUSES

JPL. L’autre atout dont on a bénéficié, c’est que l’arrivée de Première a coïncidé avec l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurs français : Depardieu, Miou-Miou, Dewaere, Adjani, Huppert, la bande du Splendid… Des acteurs dont on était fans, sans se forcer. Comme on avait le même âge et qu’on les aimait, on est devenu proches très vite. Ensuite, on a suivi ceux qui débarquaient, les Giraudeau, Lanvin, Auteuil, Berry, etc. Et puis, tout naturellement, tous ceux qui sont venus après. Côté réalisateurs, sont arrivés des gens qui brouillaient les cartes avec leurs aînés de la Nouvelle Vague : Blier, Miller, Corneau, Tavernier, Téchiné, Leconte, Annaud, Coline Serreau… Ce sont des cinéastes qu’on a accompagnés et qui nous ont accompagnés.

ME. On est vraiment la génération Valseuses. C’est le film qui réunit le plus de figures emblématiques : Blier, Miou-Miou, Dewaere, Depardieu, Huppert, Jugnot, Lhermitte… Quand Première démarre, deux-trois ans après Les Valseuses, c’est mon film culte. Frimbois, un peu plus âgé, appréciait moins le film, il était un peu passé à côté. Frimbois avait conçu Première pour James Bond, pour Belmondo, de Funès, Delon… Or c’est à ce moment-là que ces acteurs commencent à faire des films de moins en moins défendables. On le découvre au fur et à mesure. Frimbois s’en rend compte aussi, il vient voir les films avec nous, lui aussi il trouve que les films de Depardieu et Dewaere sont meilleurs que ceux de Delon et Belmondo. Dans les deux premières années du magazine, il y a encore une forte influence du cinéma d’avant.

JPL. Et côté américain, c’était pareil, une nouvelle génération débarquait : De Niro, Pacino, Scorsese, Spielberg, Coppola, De Palma – sans parler des réalisateurs anglais qu’on a tout de suite aimés : Alan Parker, Hugh Hudson, Ridley Scott… On a mis plus longtemps à les rencontrer, mais cela ne nous empêchait pas de faire des articles sur leur carrière… Première, surtout quand Marc a été rappelé en 1980 pour le diriger, était un journal qui nous ressemblait : on était en accord avec le public qui achetait le magazine. Il y avait chez nous un mélange de passion et d’innocence. Pour les couvertures, il y avait rarement débat, seuls les paramètres journalistiques, ou cinéphiliques, nous importaient. Pendant des années, on a mis régulièrement Depardieu en couv, alors qu’on savait très bien qu’on en vendrait moins qu’avec un acteur américain.

ME. On était en position d’explorateurs absolus, personne ne nous avait indiqué la voie, il n’y avait pas de précédents, de statistiques, qui permettent de savoir ce qui faisait vendre ou pas. On l’a découvert avec le temps, au bout de dix ans, vers les années 85-86, un peu avant Studio. Par exemple, on s’est rendu compte que quand on mettait en couv un beau mec dans un bon film, tout le public féminin, qui était un peu hors de notre lectorat de base, achetait le magazine, et donc les ventes montaient. Ou qu’avec Isabelle Huppert en couv, elles baissaient inéluctablement, ce qui ne nous a pas empêché d’en faire plusieurs avec elle, car de notre point de vue de journalistes cinéphiles, elle le méritait.

MILIEU DU CINÉMA

Au moment du lancement de Première, comment le milieu du cinéma vous a-t-il accueillis, alors que vous débarquiez de nulle part, ou presque ?

ME. Franchement, ça a été très vite facile. A l’époque, il n’y a aucun journal important en couleurs, mis à part Onze, les journaux pour les jeunes comme Podium ou Salut les Copains, et la presse dite de charme : Lui, Playboy… Paris Match et tous les news sont encore presque entièrement en noir et blanc. Quand le monde du cinéma voit le numéro 1 avec les magnifiques photos de 1900 en pleine page, tout le monde veut être dedans. Même si aujourd’hui, avec le recul, le magazine peut paraître cheap, à l’époque c’est neuf. Et puis, on donnait de la place à ceux qu’on interviewait. Les Miou-Miou, Dewaere, Depardieu, Adjani, Huppert se retrouvaient avec 6 pages d’interviews, alors que même le président de la République n’avait pas ça dans les journaux sérieux ! On était un magazine à la gloire des acteurs et du cinéma, aucun artiste n’avait de raison de refuser d’y être.

JPL. Oui, c’est allé très vite… En revanche, les autres journalistes de cinéma (ou plutôt les critiques, puisqu’à l’époque, il y avait très peu de journalistes de cinéma) dont la plupart avaient l’âge de nos pères voire de nos grands pères, nous regardaient avec une espèce de mépris et de condescendance, genre  »Ah, ces petits jeunes qui font un journal en couleurs ! » On ne les connaissait pas, on ne les fréquentait pas, tout juste les croisait-on dans les projos et les festivals…

FICHES CINÉMA

Dans le numéro 1, il y avait les fiches-cinéma. Comment est née cette idée ?

ME. C’est une idée de Frimbois, qui venait du groupe Filipacchi et de Salut les Copains. A cette époque, Elle, également édité par Filipacchi, avait ses fiches cuisine. C’est la première chose que Frimbois m’avait dite : il y aura des fiches-cinéma comme dans Elle. Et un poster, comme dans Lui, également édité par Filipacchi. Cela faisait partie du concept dès le numéro zéro.

JPL. Assez rapidement, le poster a été l’occasion de publier au dos une longue interview de l’acteur qui était en photo. Puis on l’a abandonné, sauf pour des numéros exceptionnels. Les fiches, en revanche, ont été longtemps un must du journal et ont forcément compté dans son succès et la fidélisation des lecteurs.

Qui choisissait les fiches ?

ME. Moi, et c’est moi qui les écrivais – pendant longtemps, jusqu’à ce que je monte en grade !

JPL. J’ai bien dû en écrire aussi. Dans les premiers numéros, on était quatre à écrire tout le journal !

ME. On prenait des pseudos, pour que ça ne se voie pas trop ! Je signais certains papiers sous le nom de Jacques Faus, le prénom de mon père et le nom de ma mère !

JPL. J’en ai eu un quand j’ai fait mon service militaire au Québec, en 1977-78, dans le cadre de la Coopération, et que je n’étais pas censé travailler, et encore moins écrire dans un journal. C’est Henry Béhar qui l’avait choisi…

ME. Walter Beauregard ! Ah ah ah !

NUMÉRO UN

Avec le recul, quel est votre regard sur le numéro 1 de Première ?

ME. La couverture de Sylvia Kristel est quand même très datée… Ça aurait une autre gueule, aujourd’hui, si ça avait été Deneuve !

JPL. L’idée, c’était de lancer un journal grand public. On était sans doute un peu moins grand public que ne l’était ce premier numéro. En même temps, on s’y sentait à l’aise…

ME. Il est quand même pas mal, ce n° 1 ! Je le trouve même très bien, en le feuilletant… Il y a la moitié du journal avec des papiers sur des films qui n’étaient pas encore sortis, et peu sont aujourd’hui oubliés. La galerie de photos sur 1900 est toujours très belle, il y a un long article de Jean-Pierre sur Missouri Breaks d’Arthur Penn avec Brando et Nicholson…

JPL. Pour faire ce genre de papier sur des films américains en tournage ou en post-production, on n’avait à l’époque aucune info. Et les journaux spécialisés américains n’étaient pas faciles à trouver. Je me souviens d’avoir ramé pour dénicher des renseignements dignes de foi. Frimbois pensait que Nicholson et Brando s’étaient très mal entendus. Il voulait à tout prix que je l’écrive. Mais nulle part, on ne trouvait l’info ! On a d’ailleurs appris, bien plus tard, que cela avait été le contraire. J’avais donc fini mon article sur un clin d’œil en disant qu’on n’était pas obligés de parier sur une mauvaise entente entre les deux, et que le pire n’était jamais sûr !

Pourquoi n’y avait-il pas de critiques, au début ?

JPL. Elles sont arrivées assez vite quand même, vers le numéro 6 je crois.

ME. Frimbois n’en voulait pas. Pour lui, Première n’était pas un journal de critiques. Je le tannais pour qu’il y en ait, c’était à mon avis un passage obligé. En fait, elles sont apparues quand le groupe de Première a racheté Sortir, un hebdo qui n’avait pas marché, qui se voulait le concurrent de Pariscope, grand format, avec des critiques de films et des interviews. On a gardé quelques pigistes de la rédaction de Sortir, qui est devenu un supplément parisien inséré dans Première. Ça a duré très peu de temps, très vite on a enlevé ce supplément, dont on a gardé que les critiques, qui sont devenues partie intégrante du journal.

Le tableau des étoiles, ça existait avant Première ?

JPL. Oui, dans Pariscope, encore un titre Filipacchi. Il y en avait eu aussi dans Les Cahiers du Cinéma, justement pendant la période où Filipacchi l’avait racheté.

Propos recueillis par Sylvain Lefort & Fred Teper

Commander Mémoires d’un enfant du cinéma de Marc Esposito (Editions Robert Laffont) ici

Commander Gérard Oury – Mon père L’as des as de Jean-Pierre Lavoignat & Danièle Thompson ici

 A suivre…

Épisode 1 : LEO, BARBARA, ALAN ET LES AUTRES

Nous sommes des enfants de Première  et de Studio Magazine. Au cœur des années 80 et 90, notre cinéphilie s’est abreuvée principalement à ces deux magazines de cinéma, au talent de leurs équipes, et plus particulièrement aux entretiens, critiques, chroniques signés Marc Esposito et Jean-Pierre Lavoignat que nous lisions, relisions et re-relisions. Leur manière d’écrire, de parler des films nous touchaient, les mots et les formules qu’ils employaient résonnaient à nos oreilles, leurs enthousiasmes et leurs passions pour les films, actrices, acteurs, réalisateurs étaient contagieux. Certes, nous n’étions pas toujours d’accord avec les films et les acteurs qu’ils défendaient, mais sans eux, Blier, Sautet, Depardieu, Dewaere, Adjani, entre beaucoup d’autres, n’auraient jamais eu la reconnaissance et la notoriété dont ils jouissent aujourd’hui.
En 2016, à l’occasion du 40 ème anniversaire de Première et du 30 ème de Studio Magazine, nous les avons sollicités pour qu’ils nous racontent l’aventure Première et Studio. Ils nous ont fait l’amitié d’accepter. Nous nous sommes donc vus pendant près de 8 heures lors de deux séances d’entretiens insuffisantes pour aborder tous les thèmes, toutes les anecdotes, toutes les rencontres qu’ils firent toutes ces années. Se sont donc ajoutées 8 heures d’entretiens complémentaires !
Bien sûr avant la publication de ce texte qui datait donc de 2016, Marc et Jean-Pierre l’ont relu et réactualisé en fonction de ce qui s’est passé depuis – et notamment la parution du livre de Marc : Mémoires d’un enfant du cinéma. Les années Première (Robert Laffont). Voici donc le fruit de ces conversations que nous vous invitons à découvrir enfin. Le cinéma français des années 80-90, ses acteurs, qu’ils soient comédiens, réalisateurs, producteurs, agents, constituent le fil rouge de ces entretiens. Mais en filigrane se dessine une double aventure hors du commun : celle d’une entreprise de presse, qui a nourri des milliers de cinéphiles en mal de titres auxquels ils pouvaient s’identifier. Et celle de relations humaines, basées sur la passion, la confiance et l’amitié.
Sylvain Lefort & Fred Teper

© Christopher Poulain

Vous avez participé tous les deux à la création de Première, en novembre 1976, mais vous étiez déjà amis avant…

Marc Esposito. C’est même parce qu’on était amis avant qu’on y a participé tous les deux !

Jean-Pierre Lavoignat. Nous nous étions rencontrés deux ans plus tôt, au début de l’été 1974, au journal Le Provençal, à Avignon. J’y travaillais à mi-temps depuis quatre ans tout en faisant des études de lettres et d’anglais à la fac.

ME. C’était déjà pas un feignant !

JPL. Marc, lui, était là juste pour un stage d’été. Coïncidence amusante : il sortait du Centre de Formation des Journalistes (CFJ), alors que je m’apprêtais à y entrer…

ME. Je suis arrivé à Avignon le 1er juin, et j’y suis resté quatre mois, jusqu’à fin septembre. J’ai rencontré Jean-Pierre le jour de mon arrivée, et on a été copains instantanément. Il était le seul de la rédaction qui avait mon âge, enfin, presque… Ah ah ah !

JPL. On avait tous les deux 22 ans mais… j’ai six mois de plus que lui ! Il me le rappelle d’ailleurs régulièrement depuis 45 ans ! En une semaine, on est devenus amis comme si on se connaissait depuis toujours.

ME. Quand il est parti en vacances, en août, il m’a prêté son Solex. Un mec qui te connaît depuis deux mois et qui te laisse son Solex pendant trois semaines, on n’en rencontre pas tous les matins !

JPL. Marc était brillant, singulier, drôle. J’ai été emporté par son enthousiasme, par son côté – déjà ! – pas politiquement correct, pas convenu, passionné, partageur, et par son amour de la vie et … de tout ce qui va avec ! Il ne ressemblait pas du tout aux copains que j’avais l’habitude de fréquenter. Très vite, il m’a dit qu’il avait deux rêves : devenir journaliste de cinéma et réaliser des films. Et aussi qu’il s’endormait tous les soirs avec une idée de film !

ME. On a bu énormément de pastis et de rosé, cet été-là, sur la place de l’Horloge. C’était d’autant plus courageux de me prêter son Solex pendant trois semaines !

JPL. Et puis… il me faisait beaucoup rire !

ME. Jean-Pierre était le mec le plus séduisant que j’avais jamais rencontré. Les filles le sifflaient dans la rue !

JPL. C’est ça, oui…

ME. Je l’ai vu et entendu avec mes yeux et mes oreilles ! C’était un mec très lumineux, qui attirait la sympathie de tout le monde. Et bien sûr, il était déjà très intelligent, et très gentil. Pour moi, la gentillesse a toujours été une qualité capitale. On s’est découvert très vite plein de points communs. On aimait les mêmes chanteurs, les mêmes films, on avait les mêmes idées politiques. Il y a trois noms qui arrivent direct dans ma mémoire, trois icônes qu’on avait en commun : Léo Ferré, Catherine Deneuve et Luchino Visconti. On était sûrement les deux seuls mecs de 22 ans en France qui plaçaient si haut ces trois-là, et on s’est rencontrés ! C’était très particulier d’aimer ces trois-là, si différents, ça voulait dire un truc profond sur notre sensibilité commune, ce n’est pas comme si tous les deux on avait aimé trois artistes de la même famille, comme Godard, Truffaut et Rohmer.

« On aimait tous les deux des cinéastes que tout le monde n’aimait pas. Ken Russell par exemple »

JPL. On aimait tous les deux aussi des cinéastes que tout le monde n’aimait pas. Ken Russell par exemple, qui est complètement oublié aujourd’hui, ce qui est quand même étonnant avec le revival des 70’s qu’on connait. Ken Russell n’avait pas la cote auprès des critiques qui le trouvaient trop excessif, mais Marc et moi, on était fous de tous ses films : Love (1969),  Music Lovers (1970), Les Diables (1971), Le Messie sauvage (1972)…

ME. Et on avait raison ! Ces quatre films sont magnifiques. A cette époque, Russell était un géant. L’année d’après, quand je me suis marié, en 1975, Jean-Pierre m’a offert le 33 tours de la bande originale du dernier Ken Russell, Tommy, d’après la comédie musicale des Who, qu’on avait vu et revu, et adoré.

JPL. Il y avait un casting d’enfer et on en connaissait toutes les chansons par cœur ! On était très différents, Marc et moi, et, en même temps, on avait en commun une manière d’aimer la vie avec simplicité et gourmandise, et de ne jamais bouder notre plaisir. Et malgré notre passion, de… toujours préférer un moment de vie à une séance de cinéma ! Ah ah ah !

Vous n’avez jamais été concurrents ou rivaux, au Provençal ? Vu vos goûts communs, vous deviez souvent avoir envie de faire les mêmes papiers, non ?

ME. Le problème ne se posait pas, ce n’était pas nous qui décidions qui faisait quoi, on faisait ce qu’on nous disait ! Grâce à mon diplôme du CFJ, j’étais mieux traité que Jean-Pierre, on m’envoyait moins faire les chiens écrasés et les concours de boules, et j’avais un vrai salaire, équivalent au SMIC de l’époque, alors que lui, étudiant pigiste à mi temps, était payé comme un gueux !

JPL. En même temps, comme j’étais déjà dans la place, il y avait des habitudes, et certains papiers me revenaient d’office… L’année précédente, j’avais raté le concours du CFJ, mais je venais de m’y représenter. Quand on s’est connus, j’attendais les résultats de l’écrit pour savoir si j’allais pouvoir passer l’oral…

ME. Je ne comprenais pas pourquoi il n’avait pas réussi le concours du CFJ du premier coup. Je trouvais Jean-Pierre très brillant, très cultivé, bien plus que moi, il écrivait très bien, c’était incompréhensible. Quand il a appris qu’il était de nouveau reçu pour l’oral, je lui ai demandé comment s’était passée la rencontre avec la directrice lors de sa première tentative. Je savais, comme tous ceux qui ont été reçus, que ce bref entretien anodin avait le plus gros coeff de toutes les épreuves orales. Et évidemment, il avait tenu un discours suicidaire ! A la question  »Vous savez, il y a beaucoup de chômeurs (300 000 à l’époque !), c’est un métier très dur, si vous n’êtes pas pris ici, que ferez-vous ? », il fallait répondre, comme moi :  »Je réussirai, sinon je meurs ! » Ah ah ah ! Jean-Pierre, lui, avait répondu :  »Je ferai autre chose, tout simplement. » Il ne savait pas encore mentir, à l’époque !

JPL. J’ai vite appris ! Au nouvel entretien, face à la même directrice, j’ai dit tout l’inverse de l’année d’avant, et… j’ai été reçu ! Le simple fait de me représenter suffisait à prouver ma motivation.

ME. Cette année-là, pendant le Festival d’Avignon, il y avait un chapiteau, et chaque soir, il y avait un concert avec un chanteur « à texte » de l’époque : Ferré, Nougaro, Barbara… J’avais été chargé de couvrir cet événement, chaque soir je devais les interviewer, avant ou après le concert. Mais comme j’avais un peu les jetons, j’ai demandé à Jean-Pierre de m’accompagner. Il était plus à l’aise que moi en interview. Il l’est resté !

JPL. Le premier qu’on a interviewé ensemble, c’est Léo Ferré, dont on était tous les deux des fans absolus, ça ne pouvait pas mieux tomber. Et comme cela s’est très bien passé, on a continué en duo : Barbara, Alan Stivell, Colette Magny, Catherine Ribeiro, dont la beauté nous avait foudroyés…

ME. Avec Jean-Pierre, en interview aussi, on s’est tout de suite parfaitement entendus. Aucun n’éclipsait l’autre, on se relayait pour les questions tout naturellement…

« Bory était très très drôle, très brillant. Dans toute ma vie, c’est le seul critique de cinéma dont j’ai été fan. »

JPL. Il y avait entre nous en effet comme une évidence. En septembre, je suis donc monté à Paris pour suivre les cours du CFJ. Son stage terminé, Marc y est remonté aussi, et on ne s’est plus quittés. On se voyait tout le temps, on dînait ensemble, on sortait ensemble, on allait au cinéma ensemble. Et quand il s’est marié l’été suivant avec Béatrice (qui deviendra productrice de télévision, et grâce à qui je ferai mes débuts à la télé sur Canal aux côtés de Michel Denisot), ça n’a rien changé : j’étais tout le temps avec Béatrice et lui ! En 75, Marc a fait son service militaire à Cols Bleus, l’hebdo de la Marine Nationale, il y a créé une page de critique cinéma, et il m’a emmené aux projections de presse. Les premières auxquelles j’assistais ! Au milieu des grands critiques de l’époque, comme Jean-Louis Bory, du Nouvel Observateur, qu’on aimait beaucoup…

ME. … et qui te draguait comme un fou ! Une fois, on l’avait raccompagné dans ta Simca P60 pourrie, il était assis devant à côté de toi, il était chaud bouillant ! Si je n’avais pas été là, je ne sais pas jusqu’où il serait allé !

JPL. Bory dans mon Aronde ? Je n’en ai absolument aucun souvenir ! Mais j’ai toujours les recueils de ses critiques parus dans la collection 10/18, dont un qu’il m’avait dédicacé et où il m’invitait à plonger dans le noir… avec lui ! Ah ah ah !

ME. Bory était très très drôle, très brillant. Dans toute ma vie, c’est le seul critique de cinéma dont j’ai été fan. Je me ruais sur sa critique toutes les semaines.

JPL. On n’était pas toujours d’accord avec lui mais il y avait un vrai plaisir de lecture… Je n’étais pas à Paris depuis un an et demi que Marc, qui venait de terminer son service militaire, m’a dit un soir en bas du boulevard Saint-Michel :  »Un jour, on fera un journal de cinéma, moi je serai directeur de la rédaction et toi rédacteur en chef ! »

ME. Ah ah ah ! Je n’ai jamais dit ça ! Tu profites de ma mémoire défaillante pour inventer !

JPL. Pas du tout ! Je m’en souviens comme si c’était hier ! Et je lui ai répondu :  »Tu rêves ! Moi je suis étudiant et toi tu es au chômage ! » Et moins d’un an après, il y a eu Première ! Marc, bien sûr, m’en a parlé tout de suite, dès que le projet a été dans les tuyaux. Lorsqu’il m’a présenté à Jean-Pierre Frimbois pour que je fasse des piges dès le numéro 1, j’étais trop content…

ME. Grâce à la page cinéma que j’avais créée à Cols bleus, je connaissais déjà les principaux attachés de presse de cinéma, quand on s’est lancés dans Première. Cols bleus n’était pourtant pas la carte de visite idéale ! Mais quelques attachés de presse ont été très sympas avec moi, dès le début, et le sont restés, pendant toutes ces années : Jean-Pierre Vincent, Alain Roulleau, Danielle Gain, Jacques Itah…

Marc, comment vous êtes-vous retrouvé dans l’équipe de départ de Première ?

ME. J’étais jeune marié, j’avais fini mon service, je cherchais du boulot, le CFJ m’a proposé un poste de secrétaire de rédaction dans un mensuel de foot qui venait de se lancer, et qui marchait du feu de Dieu : Onze. Et j’ai accepté. Ce n’était pas le job de mes rêves, mais je m’en foutais, c’était un vrai job, un CDI comme on dirait aujourd’hui. On est en mai 76, je vais avoir 24 ans, le boss de Onze, qui est aussi son  »inventeur », Jean-Pierre Frimbois, a 30 ans, toute l’équipe est très jeune. Quand j’arrive, je travaille surtout avec le maquettiste Daniel Daage, engagé un mois plus tôt, qui deviendra un ami, puis le directeur artistique de Première et Studio. Jean-Pierre et Dany, je n’ai quasiment jamais travaillé sans eux pendant 17 ans, ils ont accompagné la totalité de mon parcours de journaliste.

JPL. Moi, j’ai travaillé sans toi ! Ah ah ah ! D’abord au Provençal et à l’AFP, puis à Studio, après ton départ, pendant treize ans. Et puis après mon départ de Studio, depuis treize ans même si je ne suis plus tout à fait journaliste.

ME. Frimbois était très sympa, il parlait avec tout le monde, il déjeunait avec nous tous les jours, il m’a eu d’entrée à la bonne, il a tout de suite su que j’étais, comme lui, fan de cinéma, il se doutait bien que je ne rêvais pas de rester secrétaire de rédaction à Onze, et que je me casserais dès que j’aurais trouvé un job plus sympa, alors, très vite, il m’a montré la maquette du prochain magazine qu’il espérait lancer. Un magazine de cinéma : Première ! Je devais être là depuis à peine quinze jours ! C’est le plus énorme coup de pot de ma vie ! Je vais participer à la création de Première parce que je suis secrétaire de rédaction dans un journal de foot ! C’était la déclinaison du même concept que Onze, les deux étaient des dérivés de Salut les copains dont Frimbois avait été rédac chef à 18 ans : beaucoup de photos, peu de textes. Frimbois était arrivé avec les deux projets dans ses cartons, l’éditeur avait préféré commencer par Onze. Heureusement que ça s’est fait dans ce sens, sinon, il n’y aurait jamais eu Onze, et Première aurait vite disparu ! Car les premiers numéros de Première n’ont pas bien marché, alors que Onze cartonnait, on était en plein dans la folie des Verts de Saint-Etienne, les profits de l’un compensaient les pertes de l’autre.

Propos recueillis  par Sylvain Lefort & Fred Teper

Commander Mémoires d’un enfant du cinéma de Marc Esposito (Editions Robert Laffont) ici

Commander Gérard Oury – Mon père L’as des as de Jean-Pierre Lavoignat & Danièle Thompson (Editions de la Martinière) ici

 A suivre..